Emile Henry (1872-1894) ne correspond pas au portrait robot du poseur de bombe. Adolescent studieux, les professeurs de l’école Jean-Baptiste Say d’Auteuil louaient sa conduite, son jugement, son caractère, son imagination et ses résultats, sauf en chimie où quelques lacunes, vite réparées, furent constatées… Le jeune homme a passé avec succès son bac ès sciences à la Sorbonne en 1888. A dix-sept ans, son avenir semblait tracé. Il était aux portes de Polytechnique quand tout a basculé.
Fils d’un père Communard (la famille Henry, exilée en Espagne, ne reviendra en France qu’en 1880 à la faveur de l’amnistie), frère d’un orateur libertaire, Emile était aussi sensible aux injustices sociales. Il collabora à l’En Dehors, le journal fondé par Zo d’Axa où les personnalités marquantes de l’anarchisme côtoyaient les écrivains Emile Verhaeren, St-Pol Roux, Octave Mirbeau…
D’abord hostile au terrorisme aveugle, Emile prit progressivement conscience que la propagande écrite ou orale ne suffirait pas pour riposter à la violence des patrons et des politiciens. « Il est vraisemblable qu’Emile Henry n’ait trouvé d’autre solution à son désespoir social que le terrorisme », notait Jean Maitron. « Je suis anarchiste depuis peu de temps, avoua Henry à ses juges lors de son procès devant la cour d’assises, en avril 1894. Ce n’est guère que vers le milieu de l’année 1891 que je me suis lancé dans le mouvement révolutionnaire. » Que se passait-il en France dans ces années-là ?
En août 1892, trois mille ouvriers des mines de Carmaux se mirent en grève pour protester contre le licenciement du mineur Jean-Baptiste Calvignac, leader syndical et socialiste, maire de Carmaux depuis le 15 mai 1892. Le gouvernement républicain envoya sur place 1 500 soldats pour défendre la « liberté du travail » dans les mines dirigées par un aristocrate, incarnation de la droite dure, le baron Reille. Une vive colère secoua alors l’échine des travailleurs soumis aux privations pendant qu’éclatait le scandale de Panama.
La propagande par le fait avait ses figures. A cette époque officiait notamment un certain François-Claudius Koënigstein, plus connu sous le nom de Ravachol. Il fit bien parler la poudre avant d’être guillotiné le 11 juillet 1892. Dans l’air du temps, Emile Henry, en soutien aux mineurs de Carmaux, revendiqua le dépôt d’un engin explosif à la Société des mines de Carmaux, à Paris, le 8 novembre 1892. Manipulée maladroitement par des policiers, la marmite à renversement explosa dans le commissariat de la rue des Bons-Enfants. Six morts.
Le 12 février 1894, Emile Henry, très remonté contre les « lois scélérates » dirigées contre les « associations de malfaiteurs » c’est-à-dire les anarchistes (la nuit du 31 décembre 1893 la police effectua 2 000 perquisitions et une cinquantaine d’arrestations), balança une bombe au milieu du café Terminus. Deux morts. Course poursuite, coups de pétard, arrestation. Terminus aussi pour celui qui n’hésita pas à « tirer dans le tas » puisque le peuple, en refusant de se révolter, cautionnait le système dominant. No one is innocent…
Condamné à mort, Henry fut exécuté le 21 mai 1894, place de la Roquette, à 4h14. Il avait vingt-deux ans. « Si nous donnons la mort, nous savons aussi la recevoir », déclara le révolutionnaire au tribunal où l’on pu découvrir sa forte personnalité et sa vigueur propagandiste. « Cette fois-ci, le lanceur de bombe n’est ni un ouvrier ignorant et grossier comme Ravachol, ni un pauvre diable de bâtard sorti des rangs de peuple, traîneur de route comme Vaillant », écrivit L’Echo de Paris. Quand la tête d’Henry roula dans une auge en tôle, une impression d’horreur vint saisir la foule présente.
Le corps fut mis en bière, la tête entre les jambes. Après un simulacre d’inhumation, la dépouille fut conduite à l’école de médecine pour diverses expériences. Suite aux protestations de la mère d’Henry, les « restes » furent rendus à la famille. Emile Henry finira par être inhumé le 25 mai à Limeil-Brévannes. Jules, son jeune frère, planta un arbre sur la tombe de celui qu’on nomma le Saint-Just de l’Anarchie.
Le travail de Walter Badier était nécessaire. Le dernier et unique livre consacré exclusivement à Emile Henry remonte à 1977. Au-delà de la captivante histoire personnelle d’Henry, l’ouvrage permet de mieux cerner les arguments renversants des adeptes de la « propagande par le fait », expression inventée en août 1877 par l’anarchiste français Paul Brousse lorsqu’il prit la parole sur la tombe de Michel Bakounine. A l’aide de très nombreux documents (journaux, correspondances, études diverses, textes d’Emile Henry, mais aussi précieux rapports de police, de mouchards et d’indicateurs), l’auteur nous offre une biographie qui se lit comme un roman. Un cahier iconographique et des annexes complètent l’étude.
Les nombreuses références à la presse libertaire (l’En Dehors, Le Libertaire, Le Père Peinard, La Révolte…) nous permettent aussi de vivre les débats qui agitaient le mouvement anarchiste au sujet de l’action directe incarnée par Ravachol, Auguste Vaillant, Léon Léauthier… Anars individualistes et partisans de l’action collective, syndicale notamment, divergeaient. Certains n’hésitèrent pas à dénoncer le caractère barbare et anti-révolutionnaire d’Henry. D’autres étaient tiraillés entre leur aversion pour le terrorisme aveugle et leur devoir de solidarité envers un compagnon. Malgré tout, durant de longues années, de nombreux libertaires se rendirent sur la tombe d’Henry. Le journal La Renaissance organisa une excursion en mai 1896. En 1901, Albert Libertad, futur fondateur du journal individualiste L’Anarchie, était devant le cimetière de Limeil-Brévannes avec un groupe d’amis. La police les empêcha d’entrer… Selon un rapport de police, deux cents manifestants se déplacèrent à nouveau en 1905.
« La question n’est pas de savoir pourquoi il y a des gens qui jettent des pierres sur la police, mais de savoir pourquoi… il y en a si peu », disait le psychanalyste Wilhelm Reich. Ce qui était vrai à différents moments des siècles derniers est hélas toujours vrai. Par les temps de désespérance sociale que nous vivons, il est à craindre que la propagande par le fait revienne tristement un jour à la Une de l’actualité. Qui sème le vent, récolte la tempête.
Tiré du site : lemague.net
225 pages
édition : décembre 2007