ARTICLE TIRE DE "lemonde.fr" de Hervé Kempf</p>
Dans l'ombre des négociations autour du protocole de Kyoto se met en place une machine économique puissante, dont peu de citoyens et même de décideurs ont perçu l'importance. Elle pèse déjà plusieurs dizaines de milliards d'euros, et cette somme est appelée à se multiplier rapidement.</br>
De quoi s'agit-il ? Lors de la négociation du protocole, en 1997, les Etats-Unis ont imposé une conception visant à enrayer les émissions de gaz à effet de serre non par des mesures politiques, mais par des mécanismes de marché. Selon la théorie, des bourses d'échange permettraient d'obtenir au moindre coût global une réduction des émissions. Les entreprises ne pouvant pas diminuer leurs émissions - ou seulement à un prix élevé - pourraient acheter des "crédits carbone" à d'autres opérateurs qui, eux, auraient réduit leurs émissions, produisant de ce fait des crédits carbone à vendre.</br>
Ce mécanisme a été adopté par les signataires du protocole, puis développé, alors même que les Etats-Unis se retiraient du jeu. L'Union européenne a ainsi créé en son sein un "système européen de permis" tandis que des "mécanismes de développement propre" commencent à être mis en oeuvre à l'échelle mondiale et ont vocation à nourrir un marché international.</br>
Le premier mérite du livre d'Aurélien Bernier est de décrire avec pédagogie ces dispositifs compliqués, en présentant leur genèse théorique, leur première application aux Etats-Unis sur un polluant simple, et leur extension au cas du climat. Ce livre facile à lire est à notre connaissance le premier ouvrage vulgarisant une matière complexe mais appelée à prendre une importance majeure. Il s'agit, comme l'indique avec raison l'auteur, de la création d'une "nouvelle monnaie, reconnue internationalement, la monnaie carbone".</br>
Mais cette pédagogie se développe selon un point de vue critique nettement affiché. Dans la mesure où la finance carbone prend son essor de manière discrète, à l'abri des débats publics, la thèse de M. Bernier a le mérite de jeter un pavé dans la mare du consensus climatique mou.<:BR>
L'auteur explique que la solution du marché découle de la théorie néolibérale adaptée, en ce qui concerne la pollution, par l'Américain Ronald Coase dans les années 1960. Ici comme ailleurs, le marché se révélerait un meilleur gestionnaire de l'intérêt public que l'Etat, Ronald Coase s'opposant à la théorie des "externalités" (coûts indirects) posée auparavant par un autre économiste, Arthur Cecil Pigou.<:BR>
Mais les débuts d'application de la théorie au climat ne sont pas convaincants, les pays concernés n'ayant guère réduit leurs émissions, tandis que de nombreux dysfonctionnements sont apparus : corruption, réductions fictives, investissements mal orientés. C'est que le marché des émissions - où s'échangent en fait des biens virtuels - ne peut en réalité fonctionner efficacement que s'il existe un régulateur puissant. "Malgré des orientations très libérales, rappelle Bernier, le système des quotas échangeables mis en place aux Etats-Unis pour le dioxyde de soufre s'appuyait sur une réglementation solide, qui explique en grande partie son efficacité."</br>
Le paradoxe du marché du carbone est que son efficacité dépend du recours à l'Etat et à une autorité supranationale. On est ainsi placé devant un dilemme : soit un marché qui ne fonctionne pas, au sens où il ne permet pas une réduction effective des gaz à effet de serre, soit un marché qui remplit son objet, mais en raison de l'intervention d'autorité publique puissante.</br>
Dès lors, demande à juste titre M. Bernier, le régulateur public ne devrait-il pas utiliser, plutôt que le marché, des réglementations et des taxes, dont l'expérience montre qu'elles sont plus efficaces pour obtenir la baisse de la pollution ? Mais, pourrait-on lui répondre, le développement de ce marché n'est-il pas en fait le moyen de développer une gouvernance mondiale et de renforcer les instances collectives ?</br>
Il est à souhaiter que le débat ainsi ouvert s'anime vigoureusement, sur un objet essentiel pour l'avenir de nos sociétés. Par sa lisibilité, le livre de M. Bernier permet au citoyen de se saisir de cette discussion. </br>
165 pages
édition : août 2008