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Le dernier film documentaire de Jean-Michel Carré, J'ai (très) mal au travail, n'est pas vraiment un film à voir un dimanche soir - comme je l'ai fait - pas un film qui vous donne de l'entrain pour la semaine, autant le dire d'emblée.
Jean-Michel Carré y aborde de nombreux aspects du travail salarié dans le secteur privé - industriel et tertiaire - à travers les analyses d'intervenants de divers horizons (psychologues, sociologues, politologue, avocat spécialisé en droit du travail, responsable du medef, salariés, anciens salariés). L'ensemble forme une vision cohérente, par effet de montage, celle, engagée, de Jean-Michel Carré, bien connu pour ses films dits "sociaux" (notamment sur la prostitution dans les années 90, et plus récemment sur Métaleurop).
Comme son titre l'indique, le constat n'est pas vraiment réjouissant. Il est certes difficiles d'évaluer quantitativement la souffrance née du travail, mais le nombre de pathologies physiques et mentales est en augmentation nette depuis quelques années.
Le film de Jean-Michel Carré livre de nombreuses pistes d'interprétation de ce mal au travail. Déshumanisation de l'entreprise qui exige parfois d'agir comme un bon petit soldat et d'abdiquer une part de soi (le témoignage d'un ancien vigile d'hypermarché, qui en a fait un livre, est édifiant), disparition des frontières entre travail et vie personnelle (les salariés se mettent par exemple à être évalués même sur leurs qualités humaines), rythme effréné qui crée une dépendance au stress et supprime la hiérarchie entre ce qui est important et ce qui l'est moins, solitude des salariés - défaut de socialisation qui nous dépossède d'une partie de nous-mêmes, et qui conduit à régler les conflits en dehors de l'entreprise, par le biais de la justice, de plus en plus souvent (où sont passés les syndicats, les délégués du personnel, les médecins du travail? aucun ne semble parvenir à jouer son rôle comme il le devrait).
Le film brosse un rapide historique du travail comme dépossession de soi, du taylorisme au fordisme, et jusqu'au management moderne, que Paul Ariès, qui intervient dans le film, nous invite à considérer comme une véritable idéologie, et non seulement un ensemble de techniques. Le concept-clé est celui de "servitude volontaire", qui semble caractériser notre rapport au travail. Nous ne sommes pas des esclaves, et pourtant nous acceptons d'aliéner une part de nous-mêmes. Certains font même du zèle, allant plus loin qu'on ne le leur demande, tels des Eichmann du capitalisme, qui font passer les règles et les instructions avant l'interrogation éthique et morale. Si Montaigne avait su que la "servitude volontaire" inventée par son vieil ami La Boétie connaîtrait une telle fortune plusieurs siècles plus tard, il aurait à coup sûr été encore plus fier de lui qu'il ne l'est dans ses Essais!
J'ai (très) mal au travail est un film riche qui donne à penser. Il sensibilise à de nombreuses questions, parfois à peine abordées, faute d'espace et de temps (engager une véritable réflexion sur le travail en 1h30 tient de la gageure), un film qui mérite d'être complété par des lectures.