Le système des inégalités

Prix
14,00 €

Texte tiré du site : contreinfo.info : « En 1754, l’Académie de Dijon ouvrait un concours d’essais autour de la question suivante « Quelle est l’origine de l’inégalité parmi les hommes et si elle est autorisé par la loi naturelle ? ». Elle allait ainsi permettre à Jean-Jacques Rousseau de s’illustrer par son Discours sur l’origine et le fondement de l’inégalité parmi les hommes, expliquant notamment que l’origine de l’inégalité gît dans la propriété privée. Plus de deux cent cinquante ans plus tard, la question des inégalités reste d’actualité dans une société française pourtant très différente de celle connue du célèbre Genevois. (...) Les historiens futurs de cette société retiendront sans doute comme une de ses caractéristiques principales de la fin du XXe et du début du XXIe siècle le ralentissement, l’interruption, voire le retournement de la tendance pluridécennale antérieure de réduction des inégalités entre catégories sociales. Souvent encore mal mesurée par les données statistiques disponibles, inégalement accentuée selon les différents domaines ou dimensions de la vie sociale, cette inflexion a été confirmée par différentes synthèses consacrées à la question au cours des dernières années [1] [2]. Cette inflexion ne doit évidemment rien au hasard. Pour l’essentiel, elle a été le résultat de la mise en œuvre, à partir de la fin des années 1970, de politiques néolibérales qui se sont succédées et aggravées, de manière quasi continue depuis lors. Fondées sur l’idée que la crise ouverte quelques années auparavant est essentiellement due à une insuffisance de l’offre, handicapée par un coût salarial trop élevé, ces politiques ont eu pour objectifs et pour résultats : le développement du chômage, de la précarité et de la flexibilité de l’emploi, la stagnation voire la baisse des salaires réels, partant une évolution du partage de la valeur ajoutée plus favorable au capital, une déréglementation progressive ou brutale des différents marchés, un démantèlement rampant des systèmes publics de protection sociale et une régression plus générale de l’intervention régulatrice ou correctrice de l’Etat dans tous les domaines, tous facteurs propices à cet épanouissement de la liberté des plus « forts » qui a pour contrepartie une dégradation de la situation des plus « faibles ». Avec pour effets globaux : un ralentissement de la hausse du pouvoir d’achat de la masse salariale globale, coïncidant avec une augmentation souvent importante des revenus non salariaux, notamment des revenus des placements financiers, le développement de poches de misère dans des banlieues déshéritées, la multiplication des « nouveaux pauvres » et des SDF (deux néologismes, produits originaux de l’époque) vivant de la mendicité et de l’aide dispensée par les associations caritatives, faisant pendant à la multiplication des golden boys, déployant leur génie spéculatif sur des marchés financiers rendus de plus en plus incontrôlables. La mise en oeuvre de ces politiques a clairement signifié la rupture du compromis fordiste, qui avait fourni le cadre socio-institutionnel de la croissance économique que nous avons connue au cours des « trente glorieuses », compromis dont les termes avait été à la fois imposés par un mouvement ouvrier sous hégémonie social-démocrate et accepté par la frange éclairée du patronat. Par divers mécanismes contractuels ou législatifs, ce compromis avait institué la répartition des gains de productivité entre le capital et le salariat, puis progressivement entre l’ensemble des catégories sociales, que ce soit sous la forme d’une hausse de leur pouvoir d’achat ou d’une généralisation de la protection sociale. En dépit d’inégalités persistantes, cette répartition n’en avait pas moins contribué à réduire les écarts sociaux. C’est à cette dynamique que la rupture de ce compromis a mis fin. Les politiques néolibérales ont précisément eu pour but d’en démanteler l’armature institutionnelle, opération nécessaire à la remise en cause de ses acquis sociaux [3]. Il convenait de rappeler le contexte historique particulier, y compris dans sa dimension politique, dans lequel prennent aujourd’hui place et les études sur les inégalités et les débats qui les entourent. Car c’est ce contexte qui en explique la multiplication au cours des dernières années, de même qu’il en détermine, dans une large mesure, les enjeux. Cela nous prévient d’emblée que, moins qu’aucun autre objet des sciences sociales, les inégalités sociales ne sont ni ne peuvent être un objet consensuel et que leur étude ne peut totalement s’abstraire des prises de position éthiques et politiques à leur sujet. Nous aurons à en tenir compte dans la définition préalable que nous en donnerons dans le premier chapitre. » (...) « Chacun conviendra immédiatement que le chômeur de longue durée est aujourd’hui aussi peu « l’égal » du PDG d’une grande entreprise, que le serf du Moyen Age pouvait l’être du roi ou même seulement de son seigneur, duc ou comte ou que l’humble paysan l’était du Pharaon dans l’Egypte antique. Pour autant, la définition de ce qu’est une inégalité sociale présente un certain nombre de difficultés. Nous en proposerons la suivante. Une inégalité sociale est le résultat d’une distribution inégale, au sens mathématique de l’expression, entre les membres d’une société des ressources de cette dernière, distribution inégale due aux structures mêmes de cette société et faisant naître un sentiment, légitime ou non, d’injustice au sein de ses membres. Les quatre éléments dont se compose cette définition appellent chacun un bref commentaire, pour en préciser le sens mais aussi pour en souligner le caractère en partie problématique, rendant du coup discutable la notion d’inégalité sociale. (...) En définitive, la représentation de la société française qu’autorisent les résultats de notre analyse du système des inégalités est bien celle d’une société à la fois segmentée, hiérarchisée et conflictuelle. Les divisions, inégalités et conflits qui la traversent opposent non pas des individus en tant que tels mais bien des groupements d’individus partageant précisément une commune position (à la fois objective et subjective) dans la société. Cette position commande leurs possibilités (inégales) de s’approprier, ou pas, avoir, pouvoir et savoir, conduisant à une accumulation d’avantages à un pôle et une accumulation de handicaps à l’autre pôle, processus sur la base desquels ces différents groupes entrent en lutte les uns contre les autres en s’organisant (plus ou moins) à cette fin. Dans ces conditions, les concepts de classes, de rapports de classes et de luttes des classes nous paraissent conserver toute leur pertinence pour l’explication et la compréhension de la persistance des phénomènes de segmentation, de hiérarchisation et de conflictualité au sein de la société française actuelle, comme plus largement dans l’ensemble des sociétés contemporaines [4] ; [5]. Article communiqué par Roland Pfefferkorn, publication Observatoire des Inégalités [1] BIHR Alain et PFEFFERKORN Roland, Déchiffrer les inégalités, Syros-La Découverte, 2e édition, Paris, 1999 [2] BIHR Alain, Du ‘Grand Soir’ à ‘l’alternative’. La crise du mouvement ouvrier européen, Editions Ouvrières (Editions de l’Atelier), Paris, 1991 [3] BIHR Alain, Du ‘Grand Soir’ à ‘l’alternative’. La crise du mouvement ouvrier européen, Editions Ouvrières (Editions de l’Atelier), Paris, 1991 [4] BIHR Alain, Du ‘Grand Soir’ à ‘l’alternative’. La crise du mouvement ouvrier européen, Editions Ouvrières (Editions de l’Atelier), Paris, 1991 [5] PFEFFERKORN Roland, Inégalités et rapports sociaux. Rapports de classes, rapports de sexes, La Dispute, Paris, 2007. 125 pages édition : mars 2021