E.P.Thompson : La formation de la classe ouvrière anglaise

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14,50 €

“En France, peu d’historiens ont joué un rôle politique et intellectuel équivalent à celui qu’a tenu Edward Palmer Thompson en Grande-Bretagne et, plus largement, dans le monde. Peu de livres ont exercé une influence aussi profonde sur l’écriture de l’histoire contemporaine que cette somme publiée une première fois en anglais en 1963, traduite en français vingt-cinq ans plus tard.</br>

Ce livre foisonnant et engagé, d’une richesse exceptionnelle, qui tente de tisser ensemble de multiples fils afin de restituer l’expérience vécue par les contemporains de la « révolution industrielle » demeure d’une extraordinaire actualité. Comme l’écrit Thompson lui-même dans sa préface : « Certaines causes perdues de la révolution industrielle peuvent nous éclairer sur des plaies sociales encore ouvertes aujourd’hui. » En restituant la vie des pauvres tisserands à bras, des artisans « utopistes » et radicaux, des luddistes brisant les machines, en s’efforçant de les « sauver de l’immense condescendance de la postérité », Thompson a écrit un chapitre décisif de notre passé. Près de cinquante ans après, la lecture de ce grand livre peut encore nous aider à nous orienter face aux bouleversements et aux incertitudes du présent.”
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Cet interview est tirée du site : "lemonde.fr"</br>

Edward P. Thompson adhère au Parti communiste britannique en 1942. C'est un intellectuel engagé, formé par le marxisme. Quelle est son originalité ? </br>

Miguel Abensour : E. P. Thompson, qui enseignait dans des cours du soir, loin des grands centres universitaires, n'a pas le profil académique. Il attaque d'ailleurs, sans cesse, la condescendance des universitaires à l'égard des ouvriers. Il essaie de montrer que toutes ces idées qui ont été apparemment vaincues ont encore leur existence puisque notre révolution, dit-il, n'est pas finie. En ce sens, ce n'est pas seulement un historien, c'est un écrivain politique. Il y a chez lui l'idée que tout combat, même celui qui n'aboutit pas, sera repris sous un autre nom par la génération future. Et c'est d'ailleurs le tempo de son livre : l'Histoire est un combat éternel pour l'émancipation</br>

François Jarrige : Thompson enseignait à Leeds, dans le Yorkshire. Or c'est l'un des foyers du luddisme, ce mouvement d'artisans qui s'est caractérisé par des bris de machines dans les années 1811-1812. Il en parle dans le livre. Ainsi, quand il enseignait, il racontait aux gens leur histoire. D'ailleurs il disait explicitement qu'il voulait faire une histoire pour eux, en se nourrissant autant de ce que le peuple lui racontait que de ce que lui expliquait. Il reprend au marxisme le concept de "classe sociale". Comment le définit-il</br>

M. A. : Avec ce livre, Thompson s'est donné un objet tout à fait extraordinaire : la biographie de la classe ouvrière. Je dirais que, dans son écriture très rapide et tumultueuse, il y a le souci de faire apparaître la classe comme une expérience historique ; c'est fondamental chez lui. La "classe" n'est ni une structure ni une catégorie. C'est l'ensemble des expériences prises dans une histoire telle que, tout à coup, cette classe se pose, dans un rapport conflictuel, comme une classe à part, avec une conscience de classe à part. Chez Thompson, la classe n'est donc pas le produit d'un déterminisme économique, ce n'est pas simplement une réaction à un événement externe, comme si la classe était du matériel brut sur lequel s'étaient exercés des effets extérieurs. Non, la classe agit elle-même et s'est constituée elle-même dans l'action</br>

F. J. : Il le dit d'ailleurs clairement : la classe n'est pas une chose, c'est un rapport. C'est en cela qu'il est un excellent historien social, car il est attentif à la pluralité des expériences. Il montre qu'il y a des travailleurs à domicile, des travailleurs des fabriques, des artisans urbains, bref, une multitude d'ouvriers très différents entre eux. Mais de cette complexité naît quelque chose, la "classe ouvrière", qu'il maintient au singulier. Il restitue magnifiquement, avec une grande finesse, toutes ces expériences - ce qui en fait un fondateur d'une histoire sociale qu'on pourrait dire anthropologique, attentive aux gestes, sensible au fait que ce n'est pas la même chose de travailler dans le secteur agricole ou dans le textile. Et dans le textile, ce n'est pas la même chose de travailler la laine, le coton, etc</br>

De cette restitution se dégagent beaucoup d'émotions</br>

M. A. : Oui, il y a beaucoup d'émotions, de passions. Pour revenir à la classe, Marx parle, dans La Sainte Famille (1845), de la "classe en soi" (liée à une organisation objective) et de la "classe pour soi" (liée à la conscience collective). Lorsque la lutte des classes arrive à sa maturité, il y a le passage de l'une à l'autre, mais d'une certaine manière, chez Marx, on ne trouve pas ce qui se passe entre les deux. Thompson apporte, lui, quantité d'éléments pour comprendre le passage de la "classe en soi" à la "classe pour soi"</br>

Quel est son parcours après sa rupture avec le Parti communiste ?</br>

M. A. : Cette rupture est probablement facilitée par son travail intérieur amorcé pendant l'écriture de son livre sur le poète et peintre William Morris, qui appartient, comme John Ruskin ou William Blake, à la grande tradition critique romantique.... Lorsqu'il quitte le Parti communiste, à la suite de la répression de la révolte en Hongrie, en 1956, il participe à la fondation de la "nouvelle gauche" (New Left). Puis, assez vite, il y a une scission : Thompson prend ses distances avec des intellectuels comme Perry Anderson et Tom Nairn, qui importent le marxisme continental (soit althussérien soit gramscien) et participent de l'idée qu'il faut liquider l'idéologie britannique, le romantisme, l'empirisme pour faire un marxisme fort et offensif. Pour Thompson, ils ne font que redécouvrir, sous couvert d'une théorie pure et dure, une même condescendance à l'égard de toute l'histoire du peuple</br>

La lecture du livre d'Edward Thompson bouleverse l'idée que nous nous faisons de l'histoire politique britannique</br>

M. A. : C'est certain. En France, on a tendance à oublier la première révolution anglaise (1649) et le fait que les Anglais ont tout de même exécuté leur roi. Il n'y a pas que les méchants Français ! Ensuite, on lit partout que la supériorité de l'histoire britannique tient au fait que, quand les classes dominées s'agitent, les classes dominantes savent faire des compromis pour éviter la casse. En fait, l'histoire britannique est très violente. Il s'y déroule une révolution que les classes dominantes font tout pour arrêter. La formation de la classe ouvrière anglaise se fait à l'ombre de la potence. Il faut en finir avec cette idée binaire du pays de la réforme, le Royaume-Uni, contre le pays de la révolution, la France</br>

Quelle a été l'influence de ce livre d'E. P. Thompson ? Pourquoi est-il si méconnu en France ?</br>

M. A. : Le livre a été traduit trop tard en français, en 1988, date qui explique que sa réception n'a pas été réussie. S'il avait été traduit en 1968, ou juste après, la situation aurait été différente. Est-ce qu'aujourd'hui les conditions sont réunies pour une meilleure réception ? L'école de François Furet (1927-1997), qui s'était repliée sur une lecture politique, au sens étroit du terme, paraît aujourd'hui dépassée, ce qui rend le contexte plus favorable</br>

F. J. : Il faut bien voir que ce livre a infusé absolument partout, dans toute l'historiographie mondiale. En cela, la France ressemble à un îlot épargné. En histoire, si on sort du cas hexagonal, les innovations les plus importantes des années 1980-1990, comme les Subaltern Studies en Inde, se sont totalement imprégnées d'Edward P. Thompson, car il s'agit d'écrire une histoire "par en bas", des dominés, de ceux qui ont été marginalisés par l'historiographie nationaliste ou marxiste. Et même en France, à mesure qu'on s'est détachés de l'historiographie marxiste, qui s'intéresse essentiellement aux organisations, aux syndicats ou aux leaders, on a vu monter un intérêt pour Thompson</br>

Toute sa vie il fut un militant du mouvement antinucléaire. Formule-t-il une critique du progrès technique </br>

F. J. : C'est une question complexe. Il existe toute une mouvance de gauche dite décroissante qui essaie de renouer avec une tradition socialiste pour ressourcer ce que serait le socialisme non productiviste. C'est ce qu'essaient de faire Paul Ariès, Serge Latouche, etc. Tous ces gens citent Thompson. Mais chez Thompson lui-même, c'est plus compliqué. Il dit bien que les luddites ne sont pas contre les machines ; ils sont contre les formes de mises au service de la machine au profit de l'exploitation capitaliste. Mais de fait, il en arrive à critiquer la vision linéaire, à sens unique, de la modernisation qui serait un processus qui va vers le mieux. Mais ce n'est pas le père de la décroissance !</br>

Quel est l'apport de Thompson pour aujourd'hui ?</br>

M. A. : L'idée d'un "sujet historique", comme le prolétariat, qui inclurait toutes les luttes, c'est fini. De ce point de vue-là, le livre de Thompson, et le fourmillement qu'il donne à voir, est très important. Il faut faire droit à toutes ces luttes hétérogènes qui peuvent faire un combat unifié</br>

1165 pages
édition : avril 2012