Fautrier : Les Rouges

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8,80 €

Présentation de Jean Guillaume Lanuque, tirée du site "DISSIDENCES" :</p>
Si Les Rouges se présente en couverture comme un roman, il relève en réalité davantage du témoignage. Pascale Fautrier (née en 1964), diplômée de lettres modernes, professeure à Paris et auteure de plusieurs travaux historiques (parmi lesquels des biographies de Chopin et Bonaparte ou des documentaires sur Simone de Beauvoir), nous décrit en effet l’histoire de sa famille, dont elle a eu connaissance initialement par les souvenirs de ses aïeux, particulièrement sa grand-mère Madeleine, avec qui l’identification se fait tangente. </br>A cette geste révolutionnaire, elle oppose les reniements d’un certain « JC », ancien trotskyste devenu sénateur socialiste, et en qui on n’a guère de mal à reconnaître Jean-Christophe Cambadélis1. « L’histoire d’un je qui est notre histoire » (p. 512).</br>

Le cadre se situe principalement dans l’Yonne, d’abord à Mailly-la-Ville, petite commune bourguignonne qui possède aujourd’hui environ 550 habitants. </br>Quant au récit, il débute avec la Révolution française, même si Pascale Fautrier évoque parfois les fièvres religieuses du Moyen-Âge et les dissidences spirituelles de la modernité comme possible temps long de la révolte. Le premier personnage principal de cette vaste fresque chronologique est Antoine Sautreau, petit propriétaire de vignes, dont la vie s’entrelace avec celle d’une autre famille, celle des Camélinat, dont la figure mythique est celle de Zéphirin, dernier communard. Le fils d’Antoine, Jean, fut soldat de l’empire, profitant de cette liberté nouvelle de quitter la terre, et son petit-fils, Antoine-Cyprien, compagnon forgeron au début du règne de Louis-Philippe. L’évocation, très vivante, des événements historiques, cette forme de micro-histoire, illustre bien le transfert des propriétés effectué à la faveur de la Révolution, profitant d’abord à ces bourgeois « (…) qui ont gouverné la France impériale puis républicaine jusqu’à aujourd’hui. » (p. 33). Antoine-Cyprien, monté à Paris, y rencontre les idées et la presse socialiste, jusqu’à un disciple de Babeuf, en la personne d’Auguste Salières. De retour à Mailly, il participe à l’activité d’un groupe socialiste baptisé La Marseillaise. Son meneur, l’instituteur, se place dans la filiation de Pierre Leroux, tandis qu’Antoine-Cyprien se sent davantage collectiviste, communiste. Ce groupe se divise à l’occasion de la candidature de Louis-Napoléon Bonaparte aux élections législatives, pour finir par disparaître suite à la répression suivant le coup d’État du même, qui brise la révolution espérée, programmée pour 1852…</br>

Par la suite, Pascale Fautrier délaisse la branche familiale, Jules-Antoine, fils d’Antoine-Cyprien, demeurant à Mailly, pour suivre la figure imposante de Zéphirin Camélinat, un moyen d’opérer la jonction avec le mouvement communiste contemporain, puisque Camélinat fut membre du PCF jusqu’à sa mort, en 1932. Monté lui aussi à Paris, Camélinat s’y investit dans le mouvement ouvrier, parallèlement à son activité de bronzier : il épaule Henri Tolain, signe son Manifeste des soixante (1864), affirmation du désir de reconnaissance d’un mouvement ouvrier naissant, et prend logiquement part à la fondation de l’Association internationale des travailleurs. Il participe surtout à la Commune, assumant la responsabilité de directeur de la Monnaie, ce qui nous vaut quelques anecdotes étonnantes (le projet d’utilisation de la colonne Vendôme comme masse monétaire). Exilé à Londres, Zéphirin Camélinat oriente dès lors sa vie politique dans deux directions complémentaires : « (…) témoigner pour le mouvement ouvrier, travailler à son unité et à sa représentation politique. » (p. 142). Il est d’ailleurs élu député en 1885, comme Jaurès. Pascale Fautrier, de tous ces événements, fait un honnête récit, mais prend prétexte de la figure de Camélinat, initialement proche des idées de Proudhon, pour faire la critique de Marx, de la dictature du prolétariat, du centralisme, ou de l’élaboration d’une nouvelle religion dogmatique et sectaire, grosse selon elle de développements funestes…</p>

La seconde grande partie de l’ouvrage s’intitule justement « Les communistes ». On y découvre un aïeul de l’auteure, Camille, son grand-père, militant communiste à compter du mitan des années 1920, et qui, arrivé à Mailly-la-ville en 1932, se lie d’amitié avec Jules Sautreau, le fils de Jules-Antoine, jusqu’à se marier avec sa fille, Madeleine, la future grand-mère de Pascale Fautrier. Nous suivons donc la vie de ce couple engagé, de la création d’une cellule baptisée Camélinat dans les années 1930 (dans laquelle sont d’ailleurs acceptés Louis Sautreau, frère de Madeleine, et René Millereau, petit neveu de Zéphirin Camélinat, tous deux pourtant trotskystes) à la Résistance pendant la guerre, en passant par le Front populaire (qui permet à Camille d’intégrer la SNCF) et les désillusions d’après la Libération (sans toutefois que l’auteure n’en analyse les causes). C’est également pendant la guerre que naît Bernard, le père de Pascale Fautrier. La petite famille déménage alors à Migennes, véritable bastion ouvrier ferroviaire sur la ligne Paris-Lyon-Marseille, au sein duquel la tradition anarcho-syndicaliste semble prégnante. Camille continue de s’investir dans le militantisme communiste, apparaissant comme un élément plus ou moins discipliné, ce qui ne l’empêche pas d’intégrer la direction fédérale jusqu’en 1953.</br>

Le passage de génération permet ensuite de suivre l’itinéraire de Bernard, le fils, dont l’engagement dans les Jeunesses communistes en 1956 se fait à l’ombre du rapport Khrouchtchev et de la répression de l’octobre hongrois. Le jeune homme ne cesse dès lors d’interroger la geste communiste, de multiplier les lectures politico-théoriques, à la recherche de l’origine des erreurs faites afin de préserver l’idéal. Devenu professeur à Dijon et marié, Bernard passe finalement de la direction des JC à la section de Migennes, un retour apparent vers ses origines qui s’accompagne d’une rupture de ses parents avec leurs racines plus profondes (suite à l’héritage de Jules Sautreau, « La forge du père Jules s’est métamorphosée, soixante-dix kilomètres au nord, en boîte à images. », p. 293, cette télévision symbole de la modernité triomphante des Trente Glorieuses). </p>La naissance de l’auteure, en 1964, marque le passage de cette seconde partie du livre à la troisième et dernière. Intitulée « Les trotskistes », elle débute pourtant par la suite du militantisme familial au sein du PCF, centrée sur le divorce de son père d’avec ce dernier. L’écrasement du printemps de Prague et les ombres des morts attribués au communisme participent de cette remise en cause générale d’une vie (« L’émotion politique s’est ombiliquée en drame intime (…) », p. 341), les recherches menées conduisant Bernard Foutrier à incriminer l’idée d’une philosophie marxiste (« (…) s’il y en a une, elle est stalinienne et, par essence, totalitaire. », p. 355). Il paye toutefois ses cotisations jusqu’en 1970, date de « l’affaire », longuement décrite par sa fille, à l’aide de documents inédits, une affaire symptomatique, selon l’auteure, d’un stalinisme à la française : son père y est en effet accusé d’activités oppositionnelles, le dossier s’appuyant sur les résultats d’une surveillance du courrier… C’est alors toute la famille qui rompt avec le PCF, Camille et Francis, le frère de Bernard, rejoignant même un temps la Ligue communiste.</p>

Les derniers chapitres de Les Rouges sont centrés sur Madeleine, alias Pascale Fautrier, sa jeunesse adolescente, faite d’une certaine déshérence3. Le principal intérêt de cette évocation tient pour nous dans son militantisme au sein du PCI « lambertiste », du début des années 1980 à la rupture de Convergences socialistes en 1986. De cette expérience, son jugement est plutôt négatif, appuyé sur quelques souvenirs marquants. Si elle y a tissé de profonds liens d’amitiés avec certains camarades, elle considère surtout le discours « lambertiste » comme figé, et révélateur d’une autre variante du stalinisme4, contraires à ses espoirs initiaux. Elle repère également une fracture interne entre militants d’origine populaire et petite-bourgeoise. Elle note enfin un point qui mériterait approfondissement, celui du délaissement de la question immigrée par le PCI (refusant un investissement dans la marche des beurs). A l’issue de ce militantisme, qui lui aura permis de côtoyer Jean-Christophe Cambadélis, avec qui elle entretiendra une relation longue et tumultueuse, Pascale Fautrier ne rejoindra pas le Parti socialiste, au sein duquel elle aurait préféré constituer une fraction.</p>

De ce « roman vrai », bien écrit, les erreurs sont très rares(5), et les jugements discutables limités(6). Faisant preuve d’une incontestable empathie, Pascale Fautrier défend à plusieurs reprises la violence des opprimés, qui éclipse selon elle fort opportunément celle, séculaire, des oppresseurs. Les Rouges, c’est un écrit de la fierté ouvrière, un écrit de la désorientation contemporaine aussi : « En moi, ça résiste à tout, la « conscience de gauche ». Comme une ritournelle, comme le souvenir d’un très ancien amour. Ça se confond avec la voix sourde de Madeleine. Ça pèse son poids au fond de mon cerveau, comme une dette impayée, un remords. » (p. 13). Pascale Fautrier ne renie pas pour autant le combat du mouvement ouvrier, au contraire, elle le valorise à la base, face à ce qu’elle nomme les trahisons des sociaux-démocrates (avec pour elle un événement fondateur, juin 1848) et des communistes staliniens, ou aux palinodies des trotskystes « lambertistes », en saluant souvent le travail des militants de terrain. « Sans les communistes, héritiers des Rouges, sans ces rêves, sans cette foi insubmersible en un monde où la masse des individus ne serait pas écrasée par une minorité, il n’y a plus d’expression du désir de justice. » (p. 516)</br> A une condition, toutefois, admettre que la politique est affaire de foi plus que d’un rationalisme dont la domination serait potentiellement mortifère7. Elle place davantage sa confiance et ses espoirs dans la synthèse entamée par Jean Jaurès, « (…) démocrate et communiste » (p. 355). On reconnaît là une tendance forte8 des lendemains du court XXe siècle, qui cherche dans le passé des embranchements meilleurs, susceptibles d’éviter que se renouvellent les tragédies du « socialisme réellement existant »9.</p>

1« L’écrire, notre histoire, c’était le châtiment qu’elle lui infligeait pour avoir prétendu en être l’héritier. » (p. 16).

2« Au fond, l’assentiment de Marx à la technicisation du monde a ouvert la voie aux bureaucrates du collectivisme étatique, relayant au XXe siècle les capitaines d’industrie capitalistes des siècles précédents, et qui se sont chargés, de la Russie à la Chine et ailleurs, de transformer à une vitesse record, au nom du socialisme, sans passer par la case Révolution bourgeoise et accumulation du capital, d’immenses masses paysannes expropriées en masses immenses de prolétaires urbains ou semi-urbains, déracinés, atomisés, privés des solidarités de villages ancestrales, esclaves modernes, main-d’œuvre exploitable à merci par les géants du capitalisme d’État (la Chine) ou du capitalisme privé mondialisé, les deux finissant par s’entendre comme larrons en foire avant, peut-être, de s’affronter. » (p. 151).

3« Madeleine aime les situations cocasses, invraisemblables, qui transgressent les codes et les contraintes sociales (…) » (p. 497).

4« (…) même ouvriérisme, même faux accent faubourien pour les anciens vrais prolos ou les tout à fait faux se payant une tranche d’exotisme social, (…) même haine affichée des pédés et des gauchistes. Le statut des femmes y est pire encore(…) La rigidité doctrinaire est encore plus caricaturale. » (p. 484).

5Page 107, Wilhelm Liebknecht devient Karl, son fils, et page 311, la Ligue communiste fondée dès 1966 en lieu et place de la JCR, ou une confusion entre CERMTRI et Selio page 445.

6Pascale Fautrier qualifie ainsi de « gauchiste » les positions de ceux qui considèrent la Seconde Guerre mondiale comme « guerre impérialiste » appelant un nécessaire « défaitisme » (amputé ici de sa qualification pourtant essentielle de « révolutionnaire ») (p. 213-214). De même, marquée par son passage chez les trotskystes « lambertistes », l’auteure qualifie toujours les militants de la Ligue de « pablistes ».

7« La politique comme l’amour, comme la religion sont autant de moyens rationnels trouvés par l’homme de combattre la malédiction nihiliste de l’intérêt égoïste et la solitude de la conscience. (…) Ce n’est pas parce qu’elle est une foi que la politique est criminelle, disait Madeleine à JC, mais elle le devient au contraire quand elle ne se connait pas elle-même comme telle et retombe dans la séparation en faisant endosser à sa prétendue rationalité l’élimination d’une partie de l’être censée contenir le mal. » (p. 300).

8L’exhumation actuelle de la figure de Jaurès par le PCF est un signe parmi d’autres.

9Voir, dans la même optique, l’ouverture du livre de Cédric Biagini et Guillaume Carnino, Les Luddites en France, Montreuil, L’&#274;chappée, collection « Frankenstein », 2010, intitulée « On arrête parfois le progrès » (l’ouvrage a été chroniqué sur notre blog : http://dissidences.hypotheses.org/2558).
édition : mai 2015